Critique littéraire n°29 : Loin, à l'ouest, Delphine Coulin (2021)

 Loin, à l’ouest, Delphine Coulin, 2021

 


            Ce roman est l’histoire de quatre « mauvaises filles ». Georges, prénommée ainsi par sa mère pour avoir une vie plus facile, une « vie d’homme ». Lucie, sa belle-fille, d’abord détestée puis aimée. Solange, sa petite-fille belle comme le jour, et enfin Octavie, son arrière-petite-fille qui cherche à percer le « mystère Georges » grâce à Internet. Au fil des pages, l’on croise aussi Calamity Jane, Louise Michel, Simone de Beauvoir… mais aussi Palmyre, la mère de Georges, et Zélie, la grand-mère de cette dernière, qui a perdu des orteils lors de la Commune de Paris. L’on traverse plus d’un siècle d’histoire, au travers du parcours des femmes de cette famille, qui tentent de fuir l’existence corsetée qu’on a cherché à leur imposer et qui se sauvent grâce à leur goût de l’imaginaire. Elles se racontent, se réinventent, cachent des choses, réécrivent leur histoire car cela rend la vie plus belle ; parfois, le mensonge préserve de l’oubli.

 

            Cela faisait un moment que je n’avais pas été autant transportée par un roman. Cette fresque féministe vous entraine de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle, au travers de femmes qui, chacune à leur manière, tentent d’améliorer leur condition et se lèvent contre les préjugés, les injustices, les inégalités liées à leur genre. 106 ans d’Histoire nous sont ainsi racontés par une plume extraordinaire qui présente des femmes à la fois ordinaires et spéciales, des héroïnes du quotidien, au destin parfois tragique. Delphine Coulin dépeint la réalité de la vie de ces femmes à des époques de tournant (les deux guerres mondiales, le droit de vote des femmes, la pilule…) pour le monde et pour les femmes. Mais l’autrice fait aussi l’éloge des mensonges, les petits comme les grands, qui permettent à nos héroïnes de réécrire leur vie, pour la rendre plus palpitante ou pour se protéger : Georges qui cache le judaïsme de son deuxième mari, Lucie qui occulte son action de résistance qui lui a valu la prison, Solange qui n’épouse pas le père biologique de son enfant…

            Ce roman était vraiment agréable à lire. J’ai totalement accroché à cette écriture très fluide, belle et poétique qui porte les mots comme une brise qu’on a envie de suivre. Les personnages sont terriblement bien écrits et développés ; on s’attache à ces femmes qui nous émeuvent par leurs parcours souvent difficiles. L’autrice nous plonge dans le monde des couturières de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, dans la résistance, dans les Trente Glorieuses. On souffre quand les personnages souffrent, et la peinture qui est faite de ces vies de femmes est très forte, très émouvante, rappelant que la condition des femmes avance lentement et, qu’il n’y a pas si longtemps encore, les femmes n’étaient que d’éternelles mineures soumises aux décisions des hommes de leur entourage et destinées au mariage et à la maternité – ce qui est parfois encore le cas selon les idées de certains.

 

            Loin, à l’ouest, érige la fiction en reine parce qu’elle permet à chacun de faire le récit de sa vie. Malgré quelques moments où le lecteur se perd un peu dans la chronologie – j’ai eu du mal à comprendre à quelle époque vivait Octavie, la dernière des femmes de la lignée –, ce livre est réellement un petit bijou. Le récit transporte et célèbre les femmes, leurs combats, et leur imagination. Une de mes meilleures lectures de l’année, et même depuis longtemps. Un seul mot : foncez.

 

 

« Parfois, elle rentre seule à pied et, dans les rues désertes du port de commerce, elle file vite parce qu’elle a peur de faire une mauvaise rencontre. Est-ce qu’elle aurait aussi peur si elle était un garçon ? Non. Ce qu’elle ressent, c’est la peur des filles. Celle qui les tient dès l’âge de dix ans, et jusqu’à la vieillesse, incluse. On en est encore là. » Delphine Coulin, Loin, à l’ouest, p.90

 

« Leur vie tiendra en une poignée de lignes dans des archives dématérialisées. Internet ne gardera bientôt plus trace de leur passage sur terre, et peu de gens sauront à quel point elles ont marqué le monde, sans bruit, à quel point elles ont permis aux filles, toutes les filles, de devenir ce qu’elles sont. Sans les mauvaises filles, les époques n’avancent pas, ce sont des pionnières, nécessaires à la marche du monde. » Delphine Coulin, Loin, à l’ouest, p.519







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